La réforme de l’inspection du travail, initiée au début du quinquennat Hollande, passait mal. Elle devient impossible à avaler pour certains de ses agents. Un décret, détaillant le contenu d'un nouveau code de déontologie pour l’inspection, devrait être présenté au Conseil d’État fin janvier. Il fait suite à l’introduction, en bout de course, de l'article 117 dans la loi Travail, adoptée par 49.3 cet été.

Ce code impose de « nouveaux droits et devoirs » aux inspecteurs et agents de contrôle, qui sont pourtant déjà statutairement indépendants et protégés, selon l’Organisation internationale du travail (OIT), et soumis à un certains nombre de principes déontologiques internes depuis 2010. Le décret a été présenté en fin d’année 2016 pour consultation au Conseil national de l'inspection du travail (CNIT) ainsi qu’au comité technique du ministère du travail, sans apaiser toutes les tensions.

 

 

Outre divers rappels à l’ordre du « respect des orientations et chantiers prioritaires » fixés par la hiérarchie – ce à quoi s’oppose une partie des inspecteurs, qui revendiquent au contraire un contrôle qui démarre du terrain et des alertes salariés –, le code alourdit leur devoir d’information auprès des salariés et des employeurs, alors même que les moyens accordés aux agents de contrôle comme aux inspecteurs restent limités (un inspecteur pour 8 500 salariés environ). Par ailleurs, la création d'un nouveau « service public d’accès au droit » pour les entreprises de moins de 300 salariés, également prévue dans la loi Travail - sortes de guichets chargés de répondre à leurs questions sur le droit, les aides dont elles peuvent bénéficier, les acords qu'elles peuvent appliquer-, renforce ce sentiment d'éparpillement. Qui pour assurer ces nouvelles missions ?

En clair, pour les détracteurs du code, l’indépendance est aussi une affaire de moyens, même si la frénésie des orientations nationales et autres grands plans s'est un peu ralentie ces dernières années. « Les priorités et les objectifs venus d’en haut, c’est encore 50 % de notre activité. Or notre vie professionnelle est faite d’autre chose, estime Yves Sinigaglia, du syndicat SUD Travail-Affaires sociales. Toutes les semaines, nous avons des permanences, on reçoit des lettres, des appels des salariés, qui nous demandent de traiter leurs problèmes. Il faut répondre à cette demande sociale, c’est ça notre boulot ! » La convention n° 81 de l'Organisation internationale du travail oblige effectivement l'État qui la signe à ce que les inspecteurs soient bien « indépendants de tout changement de gouvernement et de toute influence extérieure indue ».

Le code rognerait également, selon les syndicats CGT, SUD et CFDT, sur l’indépendance lors des contrôles et dans les suites à donner à ces contrôles, notamment lorsqu’il s’agit de s’opposer à une décision hiérarchique émanant de la Direction générale du travail (DGT). « On recherche un équilibre, tempère Laurent Vilbœuf, directeur général adjoint à la DGT. Il y a ce que dit l’OIT, c’est vrai, qui s’applique à tout le champ de l’inspection du travail. Mais l’indépendance ne veut pas dire qu’on ne doit pas s’inscrire dans une orientation plus générale, dans une administration commune. L'indépendance, ce ne sont pas 2 550 agents qui font ce qu’ils veulent. » La DGT veut rassurer son personnel : « La libre décision est conservée, un inspecteur reste libre de mettre un P.-V. en cas d'abus ! » 

Mais ces alarmes syndicales sont aussi à lire à l’aune de la très médiatique « affaire Tefal ». En novembre 2016, l’inspectrice du travail Laura Pfeiffer a été condamnée en appel pour avoir, en désespoir de cause, informé les syndicats de l’entreprise qu’elle contrôlait des échanges entre leur direction et sa hiérarchie, l’unité territoriale de Haute-Savoie, afin d’obtenir sa mutation. Une condamnation totalement inédite qui a fortement ému le corps des inspecteurs du travail et aggravé le sentiment d’une justice et d’une administration « aux ordres » d’employeurs influents. « Ce décret est une autre manière de nous faire taire, après les plaintes baillons des employeurs contre les inspecteurs », explique Laura Pfieffer, syndicaliste chez SUD.

 

Lors du procès de Laura Pfieffer (à droite de l'image) à Annecy, en 2015. © Rachida El AzzouziLors du procès de Laura Pfieffer (à droite de l'image) à Annecy, en 2015. © Rachida El Azzouzi

 

La volonté du ministère du travail d’établir un nouveau chapelet de « règles collectives » n’est cependant pas une surprise. « Il y a un an, lors d’un rendez-vous à la Direction générale du travail, la hiérarchie avait déjà évoqué cette idée de code, poursuit Laura Pfieffer. À l’époque, je l’avais compris comme une manière de limiter les possibilités de connivence entre nos directions et les employeurs. C’est l’inverse qui s’est produit. » La DGT confirme que la réflexion sur un code de déontologie est engagée depuis longtemps, au-delà de l'obligation légale issue de la loi Travail. « Il y a de plus en plus d’exigences de la société vis-à-vis de l’administration en général, qui se traduit par de plus en plus de chartes ou de codes réglementaires, chez les policiers, les magistrats ou les infirmières par exemple, estime Laurent Vilbœuf. L’inspection du travail n’échappe pas à cette contestation, d’autant plus qu’elle est soumise à des injonctions contradictoires. Si on fait tout ça, c'est aussi pour protéger les agents en prévenant les difficultés. »

De fait, ce code est la suite logique de la réforme Sapin, initiée par le ministre du travail de 2012 à 2014. Cette réforme, mise en œuvre en 2015, tend à fondre les quelque 800 unités autonomes de contrôle existantes en 232 unités plus denses, davantage spécialisées et volontairement plus proches des directions régionales du travail. Le quotidien Les Échos rappelait en début d’année la satisfaction de la Cour des comptes devant la fermeté du gouvernement sur un projet visant à « casser les baronnies en place pour instaurer une structure de travail plus collective et un meilleur pilotage national des priorités de contrôle ». Rappelons enfin que cette réforme n’a pas que des sympathisants puisqu’elle a été refusée en 2014 par une majorité de parlementaires pour être finalement adoptée par décret.

 

 

Les syndicats ont tenté à maintes reprises de faire barrage à une telle réorganisation. Trois organisations syndicales (CGT, SUD et SNU-TEFI/FSU) ont même déposé un recours devant le Conseil d'État pour « excès de pouvoir » contre plusieurs textes d’application de la réforme, sans obtenir gain de cause. Des grèves et des boycotts ont émaillé 2015 et 2016, comme Mediapart l’a raconté ici. Le code est parfois vécu comme le coup de trop. « Contrairement à ce que dit ce décret, la notion de contrôle n’est pas résiduelle dans notre activité et tout ce qui peut y faire obstacle doit  être limité, rappelle Julien Boeldieu, inspecteur du travail et membre du syndicat CGT. Avec une réunion de service par jour pour répondre aux demandes de notre hiérarchie, on ne peut pas faire correctement notre travail. »

La CFDT Travail-Formation, pourtant plutôt favorable à l’idée d’un code de déontologie pour « unifier les pratiques », critique un projet « jeté à la va-vite », « non explicité aux agents », qu’il s’agit d’examiner entre « Noël et le jour de l’An » : « L’indépendance, devenue à la fois un “droit”, un “devoir” et une “condition essentielle” – excusez du peu –, n’est plus celle des agents à l’égard de toute influence indue, mais celle de l’inspection du travail dont on se demande si elle n’est pas devenue une agence gouvernementale », explique la CFDT Travail.

Autre motif de grogne, la demande appuyée de ne pas, même en dehors du service, « tenir des propos de nature à nuire à la considération du système d’inspection du travail », et de ne pas « se prévaloir de la qualité d’agent du système d’inspection du travail dans l’expression publique de leurs opinions personnelles ». Même si le projet de code rappelle dans un autre article que « les agents du système d’inspection du travail bénéficient du libre exercice du droit syndical », le doute s'est instillé. « Ils veulent une administration muette, critique Yves Sinigaglia. Mais la pratique de la déontologie, c’est justement d’ouvrir le débat, de discuter entre collègues, ce qui n’est pas suffisamment fait. Des cas de dérives, on en a plein dans notre administration, dans les deux sens, mais on les cache sous le tapis plutôt que de les mettre sur la table. Pourquoi ne pas faire ce travail de mise au clair avant de nous soumettre à de nouvelles règles ? » Laura Pfieffer n’est pas plus rassurée : « Ce que je vous dis aujourd’hui ou ce que j’ai pu dire dans la presse lors de mon procès, pourrais-je le faire encore demain ? »

La DGT se veut formelle sur ses intentions : « Il faut donner des éléments de compréhension à des salariés mal informés ou à des employeurs virulents, qu'ils sachent sans devoir aller chercher dans des textes internationaux ce que recouvre l'inspection du travail en France. » Mais l’insistance sur « l’impartialité » et la « neutralité » des agents de contrôle, termes répétés à plusieurs reprises et qui seront in fine inscrits dans le code du travail, sont au contraire, pour les syndicats, du « cousu main » pour les employeurs.

« Les attaques et les plaintes vont se multiplier », s’inquiète Julien Boeldieu, à la CGT. Et SUD Travail de rappeler les cas d’intervention des employeurs, privés, publics ou associatifs, directement auprès du ministère, lorsqu’un agent, un inspecteur ou le résultat d’un contrôle leur déplaît, comme à la Croix-Rouge, à La Poste, chez PSA-Aulnay… « Oui, nous faisons partie d’un système, d’un cadre avec des règles et ma hiérarchie peut me faire contrôler telle ou telle entreprise en priorité, concède Laura Pfieffer. Mais mon indépendance, elle se joue dans mes écrits, dans les suites éventuellement judiciaires que je choisis de donner à tel ou tel contrôle. Vers qui je vais me retourner demain si ma propre hiérarchie me met des bâtons dans les roues en donnant des billes au patronat ? »