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Ales GAD dans la precaritésrticle sans titre

Trois ans après leur licenciement, les ex-Gad reclassés dans la précarité

 PAR RACHIDA EL AZZOUZI

C’était un des plans de licenciement les plus violents et médiatiques du quinquennat Hollande, qui donnera naissance à un mouvement social improbable : les Bonnets rouges. L’abattoir porcin de Gad dans le Finistère était liquidé, laissant sur le carreau 900 ouvriers dans une Bretagne ébranlée par la crise de l’agroalimentaire. Trois ans plus tard, la majorité a été reclassée dans la précarité.

C’était une journée aux frontières de la dépression, une de plus. La semaine de ses 37 ans. Il faisait froid, déjà l’hiver, elle avait marché une heure sous le crachin pour conduire sa fille à l’école. De retour dans le pavillon, seule, trempée, elle s’était résolue à allumer le chauffage tout en redoutant la facture. La télé en fond sonore, les bottines encore aux pieds, elle tombait de sommeil sur le canapé en faux cuir acheté à crédit avec Sofinco. « Fatiguée de tout. » Et la perspective de fermer les yeux – elle qui ne dort plus la nuit – la soulageait un peu. Elle allait ne plus penser. Ne plus ressasser : le papier peint qui se décolle, le frigo vide, le découvert, les 20 euros pour finir le mois, le loyer qu’elle ne sait plus payer en une fois, l’ex qui n’a versé aucune pension alimentaire depuis la séparation, les Restos du Cœur qui disent qu’elle n’est pas éligible aux colis alimentaires, l’assistante sociale aux abonnés absents, l’aîné qui fait son caïd, sèche le collège et ce permis de conduire qui ne vient toujours pas « alors qu’[elle] n’est pas plus con qu’un autre ».

Trois ans que Christelle Becam mise son avenir sur ce passeport pour l’emploi dans une contrée rurale où « sans voiture, sans permis, tu n’as aucune chance ». En vain. Elle a claqué plus de 2 000 euros dans une cinquantaine d’heures de conduite et dans cinq examens qu’elle a ratés à chaque fois. « À cause du stress, du chômage qui m’a fait perdre toute la confiance en moi », dit-elle en détournant son regard cerné par les tourments. Trois ans qu’elle n’a pas repris le chemin du travail. Trois ans qu’elle sent « la société »s’éloigner d’elle. Trois ans qu’elle se réduit à un numéro d’allocataire, une étiquette sur le front : chômeuse longue durée. Depuis que Gad, l’abattoir de cochons, fleuron de Lampaul-Guimiliau, sur la route des enclos paroissiaux dans le Nord-Finistère, a fermé, la laissant sous le calvaire, elle et 888 salariés. C’était le 11 octobre 2013, leur « 11-Septembre ». Un nouveau drame social après les “Doux”, “Tilly-Sabco” dans cet extrême Ouest ébranlé par la fin du « miracle agricole breton » – où l’agroalimentaire, le principal employeur, dévisse et plonge dans l’angoisse du lendemain des milliers de familles dans un rayon de quelques kilomètres.

 

Trois ans après leur licenciement, une majorité de Gad vit reclassée dans la précarité © Rachida El AzzouziTrois ans après leur licenciement, une majorité de Gad vit reclassée dans la précarité © Rachida El Azzouzi
Après huit mois de procédure devant les tribunaux, l’abattoir était liquidé sur l’autel de la crise porcine, du dumping social allemand et de la mauvaise gestion de l’actionnaire majoritaire, la coopérative légumière Cecab. Pas de repreneur. Celui de Josselin, dans le Morbihan, 755 CDI, où une centaine d'intérimaires roumains travaillaient pour moins de 600 euros, était préservé. Le début de trois semaines à haute tension où la France découvrait l'exaspération qui monte autour des travailleurs européens low-cost et assistait à cette séquence terrible, dix jours plus tard, lorsque la classe ouvrière et ses syndicats s’entredéchiraient à coups de poing. C'était à la sortie de l'abattoir de Josselin, bastion de la CFDT. Les Gad de Lampaul-Guimiliau, citadelle acquise à FO comme beaucoup d'abattoirs bretons, qui réclamaient de meilleures indemnités de licenciement, étaient venus bloquer le site. « En représailles », la direction du site a envoyé 400 Gad Josselin au front forcer le barrage… Les Gad du Finistère étaient venus « ouvrir les yeux »de leurs camarades du Morbihan, « les prochains sur le trapèze », assuraient-ils. Et ils ne se sont pas trompés. Un an plus tard, l’abattoir du Morbihan était sur la sellette, placé en liquidation. Contraint et forcé par l’État qui le menaçait d’une très grosse amende pour pratiques illicites auprès de ses fournisseurs, le groupe Intermarché reprendra le site pour l'euro symbolique mais pas tous les salariés : 225 prendront la porte, les autres garderont leur emploi mais au prix de conditions de travail devenues encore plus infernales…

 

 

 

Entretemps, les Gad de Lampaul-Guimiliau auront été l’étincelle d’une jacquerie improbable : les « Bonnets rouges », une fronde hétéroclite exclusivement bretonne lancée par les paysans et les ouvriers de l’agroalimentaire alliant exploités et exploiteurs, prolos et patrons que l’extrême droite viendra rattraper. Soudés pour l’emploi et contre l’écotaxe – taxe aux multiples rebondissements finalement enterrée, qui devait dissuader les poids lourds d’emprunter les routes nationales et qui a coûté des millions à l’État –, les « Bonnets rouges » feront trembler et plier l’exécutif avec fracas et pas mal de dégâts en quelques semaines à l’automne-hiver 2013. Avant de disparaître quelques mois plus tard « lorsque certains ont voulu prendre le pouvoir », lâche Olivier Lebras, l’ancien syndicaliste FO et visage médiatique des Gad. Il vise le maire de Carhaix, le régionaliste (candidat à la présidentielle) Christian Troadec (relire ici notre dossier) et il regrette avec le recul d’avoir défilé avec Guillaume Roué à la tête de Prestor (groupement de producteurs de porcs bretons), « tout de même l’un des anciens actionnaires de la Cecab, un de ceux qui nous ont licenciés ».

Manifestation des Bonnets rouges à Carhaix en décembre 2013 © Rachida El AzzouziManifestation des Bonnets rouges à Carhaix en décembre 2013 © Rachida El Azzouzi

 

Christelle n’a jamais coiffé le bonnet rouge à Quimper ou Carhaix. Bretonne de Landivisiau, la « ville » (8 000 âmes) la plus proche de Lampaul-Guimiliau (2 000 âmes), elle « ne se sentait pas de défiler avec ceux qui l’exploitent ». Elle a suivi la fronde à la télé, paralysée par sa dégringolade dans l’abîme du chômage. Dans le coin, sous les ors officiels, on dit que le « taux de reclassement » des Gad est « bon », « satisfaisant »,« meilleur que les Doux » où, sur un millier de salariés sacrifiés, moins d’une centaine sont de retour sur le chemin d’un emploi durable. « C’est facile d’être meilleur que le dernier, mais il n’y a rien de glorieux ! Sur les 889 licenciés Gad, 549 auraient officiellement retrouvé du travail mais les pouvoirs publics mélangent tout, les CDI, les contrats de plus de six mois, les formations longues ou qualifiantes », souffle, rageur, Olivier Lebras.

Il a ses propres chiffres, plus proches de la réalité d’un bassin d’emploi (Morlaix) éventré par les fermetures d’usine en série où, en quatre ans, le taux de chômage a bondi (8,8 % en 2012, 10 % en 2014 et 2015, 9,5 % aujourd’hui selon Pôle emploi). Des chiffres très loin des belles paroles de François Hollande et ses ministres qui répétaient, à chaque vague de licenciements dans ce bastion socialiste qui explose de détresse : « L’État prendra ses responsabilités pour qu’aucun ne soit abandonné sur le bord de la route. » « Un tiers a retrouvé du travail, poursuit l'ancien syndicaliste, en CDI ou en contrat de plus de six mois, soit des CDD, pas forcément renouvelés. Et ce sont ces derniers contrats qui sont majoritaires. Les autres, soit 600 personnes, ont basculé dans la précarité, grande ou extrême. La moitié alterne emploi et chômage. Mais il faut bien distinguer travail et emploi. Beaucoup ont pris des boulots de merde, loin de leur famille, pour s’en tirer. L'autre moitié a définitivement disparu des radars, intraçable, invisible. Ceux-là ne retravailleront jamais. On en récupérera peut-être dix. »

Christelle (au centre au premier plan), il y a trois ans, lors de la réunion organisée par FO au lendemain de l'annonce des licenciements. © Rachida El AzzouziChristelle (au centre au premier plan), il y a trois ans, lors de la réunion organisée par FO au lendemain de l'annonce des licenciements. © Rachida El Azzouzi

 

 

« Revoir les Gad qui n’ont pas de boulot ? Qu’est-ce qu’on va leur dire ? Chacun pour sa gueule »

Christelle fait partie de ce dernier groupe, quelque 300 reclassés dans une précarité qui s’aggrave chaque jour qui passe. Gad, c’était « sa vie ». Un métier ingrat, difficile mais la garantie d’un CDI jusqu’à la retraite, d’un crédit du banquier les yeux fermés. Entrée à l’aube de la vingtaine « par la petite porte de l’intérim », après des années d’errance à cause d’un décrochage scolaire à 16 ans, elle pensait « mourir avant l’usine », un des abattoirs les plus performants d’Europe, un empire paternaliste en plein bourg, 1 000 emplois pour 2 000 habitants, 22 hectares, 43 000 mètres carrés de bâtiment, aujourd’hui livrés aux moisissures et à la mousse. Gad, c’était une histoire de famille. Mickael, le père de ses deux enfants, y travaillait. Xavier, son nouveau compagnon. Son frère et sa sœur. Deux de ses cousins. Plusieurs de ses copines. Elle allait à l’usine en covoiturage : « Il y avait toujours un Gad pour conduire ceux qui n’ont pas le permis. » Ses parents, des ouvriers retraités, ont pris « un coup sur la tête » quand ils ont récupéré leurs trois enfants licenciés. Christelle pense que le cancer qui a tué leur mère il y a un an vient de là. Son père, un ancien coffreur, passe souvent la voir. Elle l’aide à remplir ses papiers. Et lui, quand sa petite retraite le permet, laisse un chèque à sa fille « dans le rouge ».

 

Christelle, 37 ans, 2 enfants, et Xavier, 40 ans, couple Gad au chômage depuis trois ans bientôt en fin de droits © Rachida El AzzouziChristelle, 37 ans, 2 enfants, et Xavier, 40 ans, couple Gad au chômage depuis trois ans bientôt en fin de droits © Rachida El Azzouzi

Christelle n’a « plus de matelas ». Elle a épuisé sa prime de licenciement, 13 000 euros pour 13 ans d’ancienneté, pour boucher les découverts. Elle l’avait placée sur un livret sauf quelques milliers d’euros pour acheter une nouvelle télé, une machine à laver, payer ce permis de conduire et des vacances aux enfants l’été après le licenciement, une semaine tout près de la maison, à 700 euros, à Saint-Pol-de-Léon, avec mer et piscine, dans un camping quatre étoiles, « le luxe pour se remettre de la misère ». Depuis le début de l’année, elle survit avec l’ASS, l’allocation de solidarité spécifique, versée aux chômeurs en fin de droits, 504 euros net par mois auxquels s’ajoutent 129 euros d’allocations familiales pour les deux enfants, 129 euros pour l’aîné reconnu handicapé, 400 euros d’aide au logement qui ne couvre pas son loyer de 700 euros. L’ASS, c’est moitié moins de revenus qu’en 2015, quand elle touchait l’ARE, l’allocation d’aide au retour à l’emploi, 1 000 euros net et trois fois moins qu’en 2014 quand elle bénéficiait de l’ASP, l’allocation de sécurisation professionnelle, l’indemnité qui accompagne le CSP (contrat de sécurisation professionnelle), le dispositif censé faciliter « le retour rapide à l’emploi durable » des licenciés économiques grâce à un suivi plus poussé (en théorie).

 

« Heureusement, il y a Xavier », un ex-Gad avec lequel elle vient de se mettre en couple. « Sans lui, je plongerais », dit-elle. Xavier participe aux courses, à quelques factures mais il est lui aussi « étranglé » : il a un dossier de surendettement en cours, 150 euros par mois pendant cinq ans, il rembourse des crédits à la consommation. En ce moment, il travaille chez son frère maraîcher, « pas un patron qui t’esclavagise », 80 heures par mois pour compléter ses allocations chômage, 1 000 euros mensuels cumulés. Il arrive bientôt en fin de droits, « essaie de ne pas paniquer ». Il a cherché partout, rien trouvé. C’est la première fois, à 40 ans, qu’il se retrouve chômeur. Il a toujours travaillé. Depuis ses 18 ans. Christelle a pensé faire les saisons sur ses conseils mais sans permis, sans voiture… Elle avait trouvé un petit boulot dans une usine pas très loin, mais c’était en soirée et elle n’avait personne pour garder les enfants. Sa sœur a fini par retrouver un CDI, à la base navale de Landivisiau, son frère enchaîne depuis trois ans tous les types de contrat sauf le CDI. Elle, rien.

 

Chaque fin de mois, Christelle actualise sa situation sur le site de Pôle emploi © Rachida El AzzouziChaque fin de mois, Christelle actualise sa situation sur le site de Pôle emploi © Rachida El Azzouzi
« Pourquoi les autres retrouvent du travail et pas moi ? Et si les gens qui me regardent comme si je n’étais qu’une feignasse avaient raison ? », se demande-t-elle cet après-midi de novembre, en roulant frénétiquement des cigarettes sur la table du salon et en culpabilisant d’avoir beaucoup grossi sous le poids des heures et des jours livrés à l’inactivité. Elle « a l’impression qu’on la dévisage », dans la rue, à l’école… Sur Facebook, des copines qui gagnent à peine le Smic tapent sur les chômeurs, « tous des assistés qui ont droit à toutes les primes, aux cadeaux de Noël, aux vacances gratuites, nous à rien ». Christelle se sent « visée », « blessée » alors qu’« avant », du temps de Gad, elle était du genre à « liker » et à partager leurs « post ». Même son amie Virginie, qui a fait des CDD chez Gad, aujourd’hui femme au foyer pour s’occuper de son fils handicapé, râle après « les chômeurs-assistés » quand elle vient boire le café ou lui proposer ses bons plans pour acheter des œufs, des fruits, des légumes, des vêtements à très bas prix. « Faut pas généraliser. Nous ne sommes pas des assistés, nous », coupe net Xavier qui connaît un ancien Gad, « vraiment assisté qu’il faudrait radier ».

 

« Eux », « nous ». « Les travailleurs », « les assistés ». En quelques années, les discours popularisés par la droite et repris par une partie de la gauche sur « le chômeur-fraudeur-qui-se-la-coule-douce-et-abuse-de-l’argent-public », sur « le cancer de l’assistanat », sur « les salauds de pauvres » ont ravagé la société française et dressé les précaires les uns contre les autres. Le « tous ensemble » des Gad pendant les manifestations de 2013 a laissé place, trois ans plus tard, au « chacun pour sa peau »« Revoir les Gad qui n’ont pas de boulot ? Qu’est-ce qu’on va leur dire ? Chacun pour sa gueule. C’est la loi du talion. Et puis, s’ils ne travaillent pas, c’est parce qu’ils ont un poil dans la main et se complaisent dans le système », lance David Stephan qui cite en exemple Patrice, le frère de sa femme Stéphanie, un ex-Gad, 57 ans, bientôt au RSA, qui n’a pas retravaillé depuis trois ans, ainsi que l’une de ses voisines « qui fait la difficile et refuse toutes les offres de Pôle emploi ».

Les ouvriers de l'agroalimentaire, dont les Gad, lors de la manifestation des Bonnets rouges en décembre 2013 © Rachida El AzzouziLes ouvriers de l'agroalimentaire, dont les Gad, lors de la manifestation des Bonnets rouges en décembre 2013 © Rachida El Azzouzi

 

« Va justifier deux, trois ans d’immobilité sur un CV »

On avait suivi David et Stéphanie au soir du couperet. Couple Gad pris de vertige à l’annonce de la fermeture de l’abattoir et du monde à reconstruire, ils avaient raconté la violence du licenciement, le désespoir et la colère qui les poussaient à voter Front national pour « se faire entendre ». On les retrouve trois ans plus tard au même endroit avec Falco, leur chien, dans l’un des derniers bistrots de Lampaul-Guimiliau, à cinq minutes à pied de l’usine et dix de leur pavillon. Ils l’ont construit en 2010 pour 150 000 euros dans un quartier où toutes les maisons se ressemblent et donnent sur les vaches et les champs du Léon : 17 ans de crédit, 700 euros de mensualités. Stéphanie, 48 ans, était certaine que le malheur suivant le licenciement serait la vente de la maison mais David, même âge, avait juré : « Jamais ! J’en sauverai au moins un de nous deux, du chômage. »

Finalement, les deux s’en sont sortis – elle a décroché un CDI, 35 heures par semaine, tantôt du matin, tantôt du soir, à la maison de retraite de Landivisiau où elle fait la plonge et le service en salle ; il est cariste intérimaire ultra-flexible chez Adecco mais en CDI, « les trois lettres magiques », « la sécurité de l’emploi », « ce n’est plus à moi de chercher du travail mais à l’agence d’intérim sinon ils doivent me payer les intermissions au Smic »Le statut (né en mars 2014) est encore très méconnu, mais il convient bien à David : « Je ne suis plus un intérimaire lambda et ça ne me déplaît pas de changer de boîte, de collègues. Je m’intègre partout et en général, on me redemande. De toute façon, ils ne peuvent pas m’envoyer plus loin que dans un rayon de 50 kilomètres de chez moi. » Ils ont signé chacun leur CDI le même jour, le 9 novembre 2015, acheté une deuxième voiture, eux qui allaient à l’usine en marchant main dans la main – « pas le choix » – et ils n’ont plus très envie de ressasser le passé.

David et Stéphanie, 48 ans chacun, une fille de 20 ans, ont retrouvé un emploi, lui, cariste intérimaire en CDI, elle, un CDI dans une maison de retraite. © Rachida El AzzouziDavid et Stéphanie, 48 ans chacun, une fille de 20 ans, ont retrouvé un emploi, lui, cariste intérimaire en CDI, elle, un CDI dans une maison de retraite. © Rachida El Azzouzi

 

« Le deuil est fait », assure Stéphanie qui y a laissé ses deux poignets, opérés tous deux du canal carpien à force de gestes répétitifs à la boyauterie, « le pire et le plus sale service de l’abattoir, mais la meilleure ambiance de l’usine ». Avec son frère Patrice, elle évite le sujet « chômeur-assisté », « trop délicat ». Comme son mari, elle voudrait « qu’il se bouge un peu » mais en même temps, elle se dit qu’à 57 ans, il est « cramé par son âge », condamné au chômage longue durée comme des millions d’autres « seniors » en France, bannis par les patrons, oubliés des politiques. Sa sœur, 52 ans, ex-Gad aussi, s’en sort mais difficilement, « pas à cause de son âge mais parce que le CDI n’existe plus dans la fonction publique ». Elle enchaîne les CDD à la blanchisserie de l’hôpital de Morlaix. Pour la première fois depuis « le drame », le couple s’est offert des vacances dans le sud de la France cet été, quinze jours à Argelès-sur-Mer « dans la masse des vacanciers, nous, les licenciés de Gad et ce n’étaient pas des vacances forcées ».

Ils ont trinqué à leur abnégation dans l’adversité. « Ce n’est pas la cellule de reclassement ni Pôle emploi qui nous ont trouvé du boulot, c’est nous-mêmes ! Ils n’ont servi à rien. Le CSP [contrat de sécurisation professionnelle, qui maintient la quasi-totalité du salaire la première année], c’est du foutage de gueule, ça sert à maquiller les chiffres du chômage, à nous envoyer dans des formations bidons et c’est un système pervers à double tranchant. Tu en sors si tu trouves un boulot de deux jours comme un de plus de six mois. C’est pour cela que beaucoup sont restés à ne rien faire la première année puis les suivantes et qu’ils se retrouvent aujourd’hui au RSA », fulmine David.

« Trop de Gad ont été mal accompagnés. D’où la casse. Les conseillers des cellules de reclassement étaient essentiellement des précaires, intérimaires, CDD, qui valsaient du jour au lendemain, ne connaissaient même pas le bassin d’emploi et n’avaient rien à offrir ou alors des offres inadaptées. Ils ont fait passer des permis de caristes à tout-va engraissant ECF, alors que les patrons veulent les certificats mais surtout des gars avec de l’expérience. Surtout, ils ont été incapables d’orienter les plus vulnérables, les plus paumés, qui n’ont connu que l’abattoir dans leur vie, du lundi au vendredi, avec les mêmes gestes répétitifs, soit la majorité », renchérit José Breton, 47 ans dont dix chez Gad.

José Breton, 45 ans, ancien syndicaliste CFDT de Gad, reconverti aujourd'hui dans « le beurre de luxe » © Rachida El AzzouziJosé Breton, 45 ans, ancien syndicaliste CFDT de Gad, reconverti aujourd'hui dans « le beurre de luxe » © Rachida El Azzouzi
Ancien délégué CFDT, il dénonce le « business du chômage qui ne sert qu’à engraisser des cabinets privés de reclassement et à reclasser les gens dans la misère ». Ici, Altedia et Aventia. « Des millions d’euros sont dépensés pour ce qu’ils osent appeler “des plans de sauvegarde de l’emploi” pour assurer une “sortie positive” aux licenciés économiques mais c’est une grande arnaque. » Ces sociétés, critiquées depuis leur apparition à la fin des années 1990 mais qui continuent de fleurir, sont même – et c’est bien connu – moins performantes que le public. Régulièrement, la Cour des comptes les épingle. La dernière fois, c’était en juillet 2014. José Breton trouve aussi « le système mal fait » : « T’as une super prime de licenciement, quasi 100 % de ton salaire la première année, ça t’encourage à rester chez toi, à t’encroûter dans le chômage. Va justifier ensuite deux, trois ans d’immobilité sur un CV. »

 

Lui, il a rebondi « très vite », « sans l’aide de personne », fait des ménages dans des immeubles, ramassé des choux, des algues… pour « se prouver qu’il y avait du boulot »,« sauver sa peau ». Parce qu’il avait « l’expérience du licenciement », qu’il ne voulait pas « rechuter ». 2003, l’usine de saumon fumé Narvik à Landivisiau, 500 personnes et lui sur le carreau : « Je suis rentré chez moi. J’ai tiré les volets. Pendant des semaines, je suis resté dans le noir et je ne me suis plus levé tellement je me sentais inutile à la société. »Il travaille aujourd’hui « dans le beurre de luxe », « un métier bien moins éprouvant que l’abattoir, bien plus intéressant », 1 250 euros net par mois, pour le Ponclet, un patron trentenaire sorti d’HEC revenu aux racines et aux bottes en caoutchouc qui lui a fait signer un CDI au bout de deux jours : « On fabrique du beurre pas pasteurisé, à la main, avec du lait bio qu’on va chercher à la ferme tous les matins, en petite quantité, 200 kilos par semaine, 18 euros les 100 grammes, pour les grands cuistots. »

 

 

« Beaucoup sont tentés par l’abstention ou le FN. Gauche-droite, ils ont donné »

L’ouvrier, corps vrillé par dix-huit années à la chaîne, à découper des carcasses de porc, en horaires décalés, fils de paysan, jamais encarté sauf à FO, belle gueule médiatique, s’est lancé dans l’arène à l’aube de la quarantaine et après sa première grande lutte sociale. Pas spontanément. On est venu le chercher. D’abord la maire PS de Saint-Thégonnec, la commune à moins de dix minutes de l’usine où il vit avec sa femme et leurs enfants, à l’occasion des municipales. Il est devenu son adjoint chargé de l’environnement. « J’ai accepté en me disant que cela m’occuperait et que l’indemnité d’adjoint de 500 euros serait mon RSA amélioré, tant j’étais persuadé de ne jamais retrouver d’emploi, surtout avec mon passé de syndicaliste. Le DRH d’une banque m’avait prévenu :‘‘C’est un énorme handicap, votre capacité à mener des troupes fera peur à tout potentiel employeur.” » Quelques mois plus tard, les écolos lui ont proposé la tête de leur liste aux régionales. Il a décliné, « parti trop compliqué, trop divisé ». Puis Christian Troadec l’a contacté pour une liste régionaliste. Il a décliné aussi : « trop mégalo ». Puis le bras droit de Jean-Yves Le Drian, l’homme fort de l’exécutif breton, baron socialiste, cumulard assumé ministre de la défense, très proche de François Hollande, l’a dragué. Pas pour être tête de liste PS mais dernier de leur liste. « Un souhait des bases militantes d’avoir un ouvrier qui a mené une lutte », a-t-il argumenté. Olivier Lebras a accepté.

 

Olivier Lebras, 43 ans, ex-leader FO des Gad, aujourd'hui en CDD à mi-temps à l'aéroport de Brest s'est lancé en politique : il est adjoint au maire PS de sa commune et conseiller régional sur la liste de Le Drian. © Rachida El AzzouziOlivier Lebras, 43 ans, ex-leader FO des Gad, aujourd'hui en CDD à mi-temps à l'aéroport de Brest s'est lancé en politique : il est adjoint au maire PS de sa commune et conseiller régional sur la liste de Le Drian. © Rachida El Azzouzi
Le voilà aujourd’hui conseiller régional, indemnisé 1 800 euros par mois, membre de la commission « emploi et formation », en charge de décliner localement le plan « 500 000 formations », rustine gouvernementale pour tenter de sortir de l’ornière les chômeurs de longue durée et dire « on a essayé ». Des journalistes de Paris l’appellent pour faire le portrait de « l’Édouard Martin breton », d’autres pour connaître son point de vue sur la candidature d’Emmanuel Macron à la présidentielle et le fait qu’il ait débauché le chef du groupe socialiste en Bretagne, le député Richard Ferrand, qui veut quand même être candidat PS aux prochaines législatives. Olivier Lebras, qui se définit « à la gauche du PS et à la droite de Mélenchon », a conscience « d’être à contre-courant », de s’engager aux côtés des socialistes quand tout le monde, à commencer par les classes populaires, les fuit. Il aurait pu être permanent à 2 500 euros par mois chez FO comme Nadine Hourmant, l’ancienne déléguée syndicale des Doux avec laquelle il a écumé les plateaux télé à l’époque de l’« hyper-médiatisation ». Mais il voulait « faire entendre une parole ouvrière ». « Cela ne veut pas dire que je cautionne la politique de Hollande, que je vais aller voter à la primaire du PS en ruine, encore moins donner ma voix au PS à la présidentielle. Je suis très déçu moi aussi », se défend-il.

 

Nombre de Gad lui ont tourné le dos. Définitivement. Certains très violemment, le traitant de « traître », « collabo », « arriviste », « opportuniste », changeant de trottoir, refusant de lui serrer la main lorsqu’ils le croisent, l’incendiant sur Facebook. Parce que « Nono » a rejoint Le Drian, considéré par les Gad de Lampaul-Guimiliau comme le fossoyeur de leur abattoir au profit de celui du Morbihan, son fief électoral. Parce que les ministres bretons (ou ex) de la “hollandie”, Le Drian, Lebranchu, Le Foll, Urvoas, Hamon, « n’ont pas bougé le petit doigt » pour sauver leur usine. Parce qu’ils voient des entreprises bretonnes de l’agroalimentaire faire travailler des Roumains, des Polonais, même des Chinois, jurent-ils, gérés par des agences d'intérim planquées en Roumanie, à Malte ou Guernesey. Parce qu’ils ne veulent plus aussi entendre parler du PS. Tout simplement. « Beaucoup sont tentés par l’abstention ou le FN. Gauche-droite, ils ont donné, ne font plus confiance », constate l’ancien syndicaliste « pas surpris ». Au conseil régional de Bretagne, il y a depuis les dernières élections douze élus frontistes. L’une d’entre elles, au printemps dernier, a condamné l’abattage halal dans les abattoirs bretons qui seraient « soumis à la charia ». Olivier Lebras, qui porte le costume pour se fondre dans l’hémicycle et « ne pas faire ouvrier en baskets », a vu rouge. Il a insisté auprès de son groupe pour lui répondre et dénoncé « des propos méprisants » :« L’abattage halal, c’est 2 000 emplois ici. Comment peut-on se réclamer du peuple et vouloir le mettre au chômage ? » Tonnerre d’applaudissements. SMS de Le Drian le félicitant.

 

Christelle, 37 ans, 2 enfants, au chômage depuis trois ans © Rachida El AzzouziChristelle, 37 ans, 2 enfants, au chômage depuis trois ans © Rachida El Azzouzi
Olivier Lebras n’est pas dupe : il est conscient d’être « la caution » d’une gauche qui a rompu avec les siens, les ouvriers, le peuple. Il a appris à être à l’aise à l’oral et à l’écrit, signé un livre, Le Visage des Gad, avec une sociologue du coin. « Quand on vient du monde ouvrier, on a tendance à se rabaisser, à raser les murs, à se dire “on parle pas aussi bien qu’un médecin ou un avocat”. » Il a conservé un emploi aussi. Un CDD à mi-temps après des mois d’intérim, 700 euros par mois, comme agent de sûreté à l’aéroport de Brest, en horaires décalés, lui qui avait promis à sa femme que c’était fini, les trois-huit. Il aurait pu se contenter de ses indemnités mensuelles d’élus, 2 300 euros cumulés, c’est déjà bien plus que son salaire d’ouvrier smicard, mais il tient à rester ancré dans le réel. Certains de ses nouveaux collègues ne comprennent pas qu’« il fasse de la politique et prenne le boulot d’un autre qui en a besoin ». Cela lui glisse sur la cravate.

 

Il sait ce que c’est le monde du travail, du chômage. « Se prendre cinq ou six portes dans la figure, rentrer brisé, le soir, de ne pas avoir été pris, avec ta femme qui te demande “alors chéri, cet entretien ?” » Voir des collègues basculer dans l’alcoolisme, divorcer (une soixantaine). Enterrer l’un d’eux qui s’est suicidé « à cause de tout ça ». « Il y a eu au moins cinq suicides chez Gad depuis la fin de l’usine. » Le premier, c’était Jo, un collègue de la triperie, de toutes les manifs, en décembre 2013. Le soir même de la visite de Michel Sapin, alors ministre du travail, où il s’était rendu avec d’autres salariés. C’était l’un des premiers Gad à retrouver un boulot, il devait attaquer le lendemain chez un légumier. On l’a retrouvé pendu à un arbre. Derrière lui, une femme, deux enfants et un pavillon à crédit. Christelle s’en souvient « très bien ». La nouvelle l’avait « pétrifiée ». Elle a vu jeudi sa conseillère Pôle emploi. Elle commence lundi « un travail » à l’ART, l’« association recherche travail » à Landivisiau. C’est du bénévolat « pour reprendre goût à l’activité ». Trois heures par jour, du lundi au vendredi, à destination de six chômeurs longue durée dont deux anciens Gad. On lui a dit aussi que ce n’était pas normal que la cellule de reclassement n’ait pas pris en charge financièrement son permis de conduire et que « la puissance publique » devait réparer cela. Joëlle Crenn, l’ancienne présidente de « Sauvons Lampaul », qui est passée boire un café, va même appeler la députée des environs Chantal Guittet pour mettre un coup de pression… un de plus.

L'abattoir Gad de Lampaul-Guimiliau, 43 000 mètres carrés en plein bourg livrés aujourd'hui aux moisissures et à la mousse. © Rachida El AzzouziL'abattoir Gad de Lampaul-Guimiliau, 43 000 mètres carrés en plein bourg livrés aujourd'hui aux moisissures et à la mousse. © Rachida El Azzouzi

 







12/12/2016
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