Trois ans que Christelle Becam mise son avenir sur ce passeport pour l’emploi dans une contrée rurale où « sans voiture, sans permis, tu n’as aucune chance ». En vain. Elle a claqué plus de 2 000 euros dans une cinquantaine d’heures de conduite et dans cinq examens qu’elle a ratés à chaque fois. « À cause du stress, du chômage qui m’a fait perdre toute la confiance en moi », dit-elle en détournant son regard cerné par les tourments. Trois ans qu’elle n’a pas repris le chemin du travail. Trois ans qu’elle sent « la société »s’éloigner d’elle. Trois ans qu’elle se réduit à un numéro d’allocataire, une étiquette sur le front : chômeuse longue durée. Depuis que Gad, l’abattoir de cochons, fleuron de Lampaul-Guimiliau, sur la route des enclos paroissiaux dans le Nord-Finistère, a fermé, la laissant sous le calvaire, elle et 888 salariés. C’était le 11 octobre 2013, leur « 11-Septembre ». Un nouveau drame social après les “Doux”, “Tilly-Sabco” dans cet extrême Ouest ébranlé par la fin du « miracle agricole breton » – où l’agroalimentaire, le principal employeur, dévisse et plonge dans l’angoisse du lendemain des milliers de familles dans un rayon de quelques kilomètres.
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Entretemps, les Gad de Lampaul-Guimiliau auront été l’étincelle d’une jacquerie improbable : les « Bonnets rouges », une fronde hétéroclite exclusivement bretonne lancée par les paysans et les ouvriers de l’agroalimentaire alliant exploités et exploiteurs, prolos et patrons que l’extrême droite viendra rattraper. Soudés pour l’emploi et contre l’écotaxe – taxe aux multiples rebondissements finalement enterrée, qui devait dissuader les poids lourds d’emprunter les routes nationales et qui a coûté des millions à l’État –, les « Bonnets rouges » feront trembler et plier l’exécutif avec fracas et pas mal de dégâts en quelques semaines à l’automne-hiver 2013. Avant de disparaître quelques mois plus tard « lorsque certains ont voulu prendre le pouvoir », lâche Olivier Lebras, l’ancien syndicaliste FO et visage médiatique des Gad. Il vise le maire de Carhaix, le régionaliste (candidat à la présidentielle) Christian Troadec (relire ici notre dossier) et il regrette avec le recul d’avoir défilé avec Guillaume Roué à la tête de Prestor (groupement de producteurs de porcs bretons), « tout de même l’un des anciens actionnaires de la Cecab, un de ceux qui nous ont licenciés ».
Christelle n’a jamais coiffé le bonnet rouge à Quimper ou Carhaix. Bretonne de Landivisiau, la « ville » (8 000 âmes) la plus proche de Lampaul-Guimiliau (2 000 âmes), elle « ne se sentait pas de défiler avec ceux qui l’exploitent ». Elle a suivi la fronde à la télé, paralysée par sa dégringolade dans l’abîme du chômage. Dans le coin, sous les ors officiels, on dit que le « taux de reclassement » des Gad est « bon », « satisfaisant »,« meilleur que les Doux » où, sur un millier de salariés sacrifiés, moins d’une centaine sont de retour sur le chemin d’un emploi durable. « C’est facile d’être meilleur que le dernier, mais il n’y a rien de glorieux ! Sur les 889 licenciés Gad, 549 auraient officiellement retrouvé du travail mais les pouvoirs publics mélangent tout, les CDI, les contrats de plus de six mois, les formations longues ou qualifiantes », souffle, rageur, Olivier Lebras.
Il a ses propres chiffres, plus proches de la réalité d’un bassin d’emploi (Morlaix) éventré par les fermetures d’usine en série où, en quatre ans, le taux de chômage a bondi (8,8 % en 2012, 10 % en 2014 et 2015, 9,5 % aujourd’hui selon Pôle emploi). Des chiffres très loin des belles paroles de François Hollande et ses ministres qui répétaient, à chaque vague de licenciements dans ce bastion socialiste qui explose de détresse : « L’État prendra ses responsabilités pour qu’aucun ne soit abandonné sur le bord de la route. » « Un tiers a retrouvé du travail, poursuit l'ancien syndicaliste, en CDI ou en contrat de plus de six mois, soit des CDD, pas forcément renouvelés. Et ce sont ces derniers contrats qui sont majoritaires. Les autres, soit 600 personnes, ont basculé dans la précarité, grande ou extrême. La moitié alterne emploi et chômage. Mais il faut bien distinguer travail et emploi. Beaucoup ont pris des boulots de merde, loin de leur famille, pour s’en tirer. L'autre moitié a définitivement disparu des radars, intraçable, invisible. Ceux-là ne retravailleront jamais. On en récupérera peut-être dix. »